Le costume,
l'acteur et le personnage
Toute personne qui se
trouve sur un plateau, donc en situation d'être
regardée, par l'utilisation de la parole, du geste, fait
que son vêtement devient, par ce simple fait, théâtral.
Quand, au théâtre, on utilise des costumes empruntés à
la vie, si le traitement du personnage n'est pas
suffisamment décalé, le costume n'a aucun sens.
On ne peut poser le
problème qu'en s'interrogeant sur la manière dont un
acteur va jouer avec un costume. Le point de départ est
toujours le même : quel costume pour quel acteur ? Et
cela d'autant plus qu'il s'agit d'un théâtre
d'inspiration réaliste. La question s'est posée pour moi
surtout au moment d'Iphigénie Hôtel, de Michel
Vinaver, où j'ai compris que lorsqu'on essaie de créer
une silhouette, de typer un personnage par un costume
moderne, cette transposition apparaît comme un jugement
sur le personnage. Elle l'enferme en lui enlevant la
dimension de la vie, la possibilité d'évoluer librement.
Si le projet du spectacle consiste à proposer une telle
vision, ce traitement est possible ; mais le problème
devient plus délicat si on cherche à accorder au
personnage toutes ses chances, ce qui pour moi est une
règle. Pour éviter les figures stéréotypées, lorsque
nous avons fait Iphigénie Hôtel avec Antoine
Vitez, j'ai rapporté des vêtements de Grèce qui, par la
coupe et les tissus, donnaient à la fois une image de
vérité et une image particulière qui écartait le danger
naturaliste. J'ai cherché à garder la liberté pour
chaque personnage tout en assurant aux signes sociaux
leur fonction. Une sorte de réalisme transcendé.
Pour Théâtre de
chambre, de Vinaver aussi, avec Jacques Lassalle
cette fois-ci, j'ai voulu obtenir un certain décalage
dans la perception du quotidien et cela grâce au
traitement particulier de la couleur. J'ai cherché à
obtenir une véritable ponctuation par la couleur sans
tomber pour autant dans une sophistication trop
esthétique, voire formaliste. Je n'aime pas
l'esthétisation de la misère, de même que la
représentation naturaliste de la misère. Par la couleur,
j'ai pensé pouvoir éviter ce double écueil.
Je sais qu'il faut
que je trouve chaque fois le moyen terme pour que le
regard analytique qu'on a sur les personnages ne soit
pas un regard froid et qu'il n'enlève pas leur part de
secret. C'est seulement ainsi que le spectateur peut
faire lui-même son propre chemin et, par exemple, le
travail d'Alain Resnais dans le film Mon oncle
d'Amérique parvenait à obtenir cet équilibre entre
la théâtralisation et le naturel, de même que celui
d'Antonioni dans Le Désert rouge.
Je considère les
acteurs comme étant les personnages eux-mêmes et je
conçois souvent les signes vestimentaires à partir de
leur propre physique. Comment ce corps, cette
personnalité qui est devant moi pourrait s'habiller dans
une telle situation sans que s'opèrent pour autant des
transformations du corps ? Pour moi c'est le vêtement
qui fait le chemin vers l'acteur et non pas l'acteur
vers le vêtement, sauf, bien entendu, quand il s'agit
d'aider un acteur en vue d'une composition particulière
qui demande une transformation physique.
Il me semble toujours
utile de prendre en compte la manière dont les acteurs
s'habillent dans la vie. C'est pourquoi l'imaginaire
vestimentaire de chaque acteur m'intéresse car on
découvre ainsi son propre imaginaire, ses désirs
secrets. Néanmoins, on ne peut oublier qu'il y a encore
dans le vêtement une très grande part de codes, même si
on a cru à un certain moment à la disparition des codes.
Le brouillage des codes dans le vêtement contemporain
n'est qu'un leurre.
On peut encore saisir
ce qu'on pourrait appeler les codes "politiques" du
vêtement. Il y a un code du vêtement communiste, RPR,
socialiste. Tout travail sur le costume moderne ne peut
passer sous silence le rapport du vêtement au politique,
à l'économique, il doit montrer l'unification mais aussi
les différences. Il s'agit de saisir tout à la fois les
codes et leurs glissements car, parfois, le non-respect
des codes prend une valeur de transgression, mais l'idée
de code est toujours là. C'est la raison pour laquelle
il est nécessaire d'observer les microcosmes qui
composent le corps social d'aujourd'hui. Cela seul peut
permettre d'obtenir ce qui me semble être la définition
idéale du costume contemporain, à savoir la synthèse
entre le code de représentation et la liberté du
personnage. Ce travail est aussi très utile pour le
costume d'époque, afin qu'il ne soit pas
qu'archéologique. |
|
|
|
La
Flûte enchantée de W. A. Mozart...
|
|
...mise
en scène Otto Schenk (photos Fayer) |
|
|
|
Pour les costumes
modernes surtout, j'aime laisser une marge de liberté à
l'acteur afin qu'il puisse introduire lui-même, s'il le
souhaite, certains éléments. Cela lui permet de
participer au façonnement du personnage et l'aide à
mieux l'habiter. Je ne cherche jamais à contrôler tout à
fait l'image finale. Le jeu donnera au costume de
multiples sens. Pour moi le costume est une sorte de
vêtement en vacances qui se teinte des diverses
interprétations proposées par l'acteur. Ainsi le
personnage reste tout à la fois complexe et en
mouvement.
Ces derniers temps,
ce qui m'a intéressé le plus dans la réalisation des
costumes d'époque a été la recherche d'une manière assez
subtile de nier le regard historique sans introduire
aucun signe de modernité, sans opérer des transpositions
volontaristes. Ce qui me préoccupait, c'était de saisir
comment le costume peut être regardé par le spectateur
sans qu'il se préoccupe de son historicité. Il perçoit
le costume comme éloigné dans le temps mais sans qu'il
agisse comme une vitre qui emprisonne la contemporanéité
de l'acteur, de son corps, de son jeu. Voici la
question : comment mettre en présence simultanément la
dimension historique culturelle, et le regard
contemporain grâce à ce que l'acteur raconte par sa
présence ? Je refuse tout autant la mise à distance et
l'évidence des signes contemporains, le but étant que le
spectateur saisisse l'historicité aussi bien que
l'épaisseur contemporaine de l'acteur.
La morphologie des
corps est primordiale. Elle commande différemment et le
jeu et les costumes, car si j'ai à faire un spectacle
XVIIIè avec des acteurs français, allemands
ou grecs, la conception des costumes va varier. Cela
tient à des différences de morphologie, mais aussi à la
mémoire des corps, car la mémoire du costume XVIIIè
n'est pas la même pour un acteur grec ou un
acteur français. Et cette mémoire-là a des retombées sur
le port du costume ; je dois toujours en tenir compte.
Lorsque j'ai dessiné
les costumes pour Les Fausses Confidences, dans
la mise en scène de Jacques Lasalle, j'ai utilisé des
tissus non doublés, très souples, afin qu'ils épousent
le moindre geste de l'acteur, et pour saisir par là une
manière contemporaine de bouger. Il faut que l'acteur
sache porter un costume historique et, en même temps,
tout en ayant cette connaissance-là, l'oublier afin de
laisser transparaître le rapport contemporain au monde
grâce à ses gestes, ses déplacements. Ce sont des
acteurs anglais et allemands qui opèrent le mieux cette
synthèse et j'en veux pour exemple la grande modernité
des corps au sein de l'archaïsme des costumes dans le
film Tom Jones, de Richardson.
Il ne faut jamais
perdre de vue le corps de l'acteur. L'important c'est le
mouvement, la respiration : l'ornement, les détails
amollissent et ne permettent pas cette respiration… A
l'ornement inutile je préfère l'audace du mélange.
Pour moi, en somme,
les costumes représentent une manière plus directe
d'intervenir à la fois dans le traitement du temps, dans
le rapport du corps et des volumes, et dans la relation
de la psychologie et de l'imaginaire.
En général je n'aime
pas trop faire des ensembles. Je préfère que l'ensemble
se compose d'éléments singuliers afin d'affirmer la
personnalité de chaque costume dans le cadre d'une
unité. Il me semble que l'idéal consiste à préserver
l'unité d'esprit et la différence des êtres. Je crois
que Chéreau et Jacques Schmidt sont ceux qui ont proposé
le meilleur équilibre entre harmonie et disparité.
Les costumes, ça va
de soi, ne peuvent être conçus séparément, ou, du moins,
pour ma part, je ne peux les imaginer autrement que par
rapport au corps de l'acteur et à l'espace de jeu. La
relation entre un corps et un mur ou une porte pose le
problème de l'inscription du comédien dans l'espace. Le
costume lui donne un volume particulier. Ainsi il
participe à la géométrie générale du tableau, qui
s'impose plutôt inconsciemment car je n'applique jamais
un principe précis et je me laisse toujours déborder par
les propositions qui viennent corriger le programme
initial. Mais c'est le plaisir même du théâtre. |
|
Madame de Sade de Yukio Mishima
Mise
en scène Sophie Loucachevsky
avec
Grégoire Ostermann et Didier Sandre
(photo
Claude Bricage) |
|
La documentation me
sert de prémisse, bien que je l'utilise de moins en
moins. Elle me permet d'avoir pour le costume historique
la même mémoire que pour le costume contemporain, car je
ne cherche pas à reconstituer le costume, mais à garder
le même rapport naturel qu'avec les vêtements de la rue.
Je travaille beaucoup à partir de la photographie et de
la peinture. Et aussi à partir du cinéma car, par
exemple, pour un spectacle XVIIIè, je me
réfère aux Contrebandiers de Moonfleet de Fritz
Lang, à Tom Jones et à Barry Lindon, au
Casanova de Fellini. Je suis souvent parti des
photos de Cartier Bresson, mais, en réalité, je ne
travaille pas directement avec les documents eux-mêmes
mais avec la mémoire que j'en ai. C'est ce que je fis
lorsque j'ai dessiné les costumes pour La Bonne Ame
de Se Tchouan au Théâtre de la Ville.
Les tissus
m'intéressent particulièrement. C'est pourquoi je
cherche le tissu dont j'ai besoin et je le retraite le
plus souvent. Un costume ne peut avoir une existence
réelle sur le plateau si les tissus choisis ne
correspondent pas exactement au climat lumineux qu'on
souhaite obtenir. Ce n'est pas facile et parfois on peut
se tromper en choisissant, par exemple, un tissu trop
beau qui donne une allure trop éclatante aux silhouettes
qui, ainsi, déséquilibrent le jeu. Il me semble que les
silhouettes ont un rôle capital et je travaille beaucoup
à leurs contours, à leurs métamorphoses grâce à des
bourrages, à des coiffures, etc., mais sans jamais
altérer la personnalité propre de l'acteur.
Peut-être que les
costumes que j'ai admirés le plus ont été dessinés par
Damiani pour les spectacles de Strehler, parce qu'on y
trouve une vision plastique toujours à l'échelle
humaine. Le corps est théâtralisé à partir d'une mémoire
cultivée, d'une mémoire qui remonte du fond d'une
civilisation. C'est pourquoi Damiani retrouve
naturellement la ligne d'un costume XVIIIè.
La transformation du corps n'est jamais ostentatoire,
mais toujours là, l'histoire passe à travers des
matières qui vivent et tout cela sans la moindre
systématisation. La systématisation est la mort du
théâtre. Le costume ne doit pas livrer des informations
directes, trop lisibles, quant à l'identité du
personnage. Il faut guider le spectateur sans le
bombarder d'informations et sans l'égarer non plus.
Parfois il suffit de parvenir à faire un gros plan à
l'intérieur d'un groupe grâce à un costume seulement, à
une teinte. C'est pour moi un des plaisirs les plus
aigus.
Dans les derniers
spectacles faits avec Antoine Vitez à Chaillot, il
s'agissait d'un théâtre non naturaliste pour lequel je
voulais rendre heureux les acteurs et les placer dans
l'image afin qu'ils puissent remplir l'espace par
l'affirmation d'eux-mêmes. Grâce aux matières, aux
volumes, à la souplesse des tissus, je cherchais à
obtenir une hyper-théâtralité qui nous semblait
nécessaire.
Les costumes sont
conçus par rapport aux éclairages. C'est la lumière de
Trottier qui fait luire les tissus dans une ambiance
plutôt sombre en aidant ainsi à ce que l'on obtienne une
présence intense de l'acteur même dans la nuit.
Par le traitement des
costumes, j'affirme la volonté de faire du théâtre, car
ces costumes sont conçus visiblement pour la scène et
ils entretiennent souvent un faible rapport à l'époque
historique. Quand on se donne tous les moyens pour qu'un
corps se déploie sur la base des contenus historiques du
XVIIIè siècle afin qu'il exprime quelque
chose du XVIIIè, c'est exactement le
contraire qui se produit. La seule chose qui compte,
c'est de proposer une image qui ne reste qu'image car
l'investissement n'arrive pas à s'accomplir pour de
vrai. Il faut trouver le lien entre le corps moderne et
ce qui est la mémoire d'un corps ancien. Je cherche à
dessiner des costumes qui répondent à cette double
tâche. Il ne faut pas emprisonner l'acteur dans la seule
image du passé. Il faut l'aider à s'épanouir. C'est ce
que j'ai voulu obtenir dans Le Triomphe de l'amour :
des costumes qui embellissent les acteurs et leur
permettent de bouger comme les personnes d'aujourd'hui. |
|
Lucréce Borgia de Victor Hugo
Mise
en scène Antoine Vitez
(photo
Claude Bricage) |
|
L'exaltation de
l'acteur dont je parle n'est pas une complaisance à son
égard. Elle peut être une exaltation sur fond de
contraintes. C'est par rapport à la particularité de
chaque œuvre que je choisis un costume auquel l'acteur
peut se heurter ou un costume qui l'oblige à trouver des
solutions de jeu inédites. Par exemple les costumes que
j'ai dessinés pour Richard Fontana dans Hamlet et
dans Le Mariage de Figaro. Cela fonctionne
seulement s'il est convaincu que la difficulté de porter
le costume ne vient pas d'une erreur mais d'une volonté
partagée de lui permettre d'emprunter un chemin
différent. En réalité je crois qu'un acteur ne pourra
jamais réaliser toutes ses possibilités s'il se sent mal
dans le costume, s'il n'a pas consciemment intégré la
totalité des nécessités du costume. Si l'acteur ne sent
pas bien un costume et si ce n'est pas uniquement pour
des raisons narcissiques – cela se décèle très vite – je
cède. Je cède car je pense qu'il y a une logique du
corps qui refuse ma proposition. Je cède sans aucun
regret et je cherche une autre proposition. Les
essayages des costumes sont très importants car même si
un acteur ne manifeste aucune réserve, parfois je
perçois moi-même ou Mine Verget, qui réalise souvent mes
maquettes, ce qui ne convient pas à sa silhouette, à sa
démarche. Alors je modifie avant même qu'il en parle.
Parfois on m'a dit que j'avais eu tort de céder, mais je
ne le regrette pas car peut-être ce qui est perdu là est
gagné ailleurs : sur le plan de la confiance. Je
souhaite donner à l'acteur l'occasion de jouer d'une
manière plus vaste ou plus étriquée avec le costume.
C'est pourquoi une perte au niveau de l'esquisse peut
s'équilibrer par un sentiment accru de liberté qui
entraîne le gain d'une corporalité plus ample. Il faut
dire que je cède parfois au nom des blocages
psychologiques de l'acteur, blocages qui apparaissent à
un moment donné ; ce n'est pas utile de les aggraver
alors. Quelquefois il m'est arrivé de céder dans un
premier temps et de voir les acteurs revenir pour me
demander de rétablir l'idée initiale. Il faut écouter
les acteurs, pas toujours, mais les écouter, tout en
restant maître des décisions afin de préserver la vue
d'ensemble.
Yannis Kokkos
1989, Le Scénographe
et le héron |
|
|