LES MALADIES
DU COSTUME DE THEATRE
Je voudrais
esquisser ici, non une histoire ou une
esthétique, mais plutôt une pathologie, ou si
l'on préfère, une morale du costume de théâtre.
Je proposerai quelques règles très simples qui
nous permettront peut-être de juger si un
costume est bon ou mauvais, sain ou malade.
Il me faut
d'abord définir le fondement que je donne à
cette morale ou à cette santé. Au nom de quoi
déciderons-nous de juger les costumes d'une
pièce ? On pourrait répondre (des époques
entières l'ont fait) : la vérité historique ou
le bon goût, la fidélité du détail ou le plaisir
des yeux. Je propose pour ma part un autre ciel
à notre morale : celui de la pièce elle-même.
Toute œuvre dramatique peut et doit se réduire à
ce que Brecht appel son gestus social,
l'expression intérieure, matérielle, des
conflits de société dont elle témoigne. Ce
gestus, ce schème historique particulier qui
est au fond de tout spectacle, c'est évidemment
au metteur en scène à le découvrir et à le
manifester : il a à sa disposition, pour cela,
l'ensemble des techniques théâtrales : le jeu de
l'acteur, la mise en place, le mouvement, le
décor, l'éclairage, et précisément aussi : le
costume.
C'est donc
sur la nécessité de manifester en chaque
occasion le gestus social de la pièce,
que nous fonderons notre morale du costume. Ceci
veut dire que nous assignerons au costume un
rôle purement fonctionnel, et que cette fonction
sera d'ordre intellectuel, plus que plastique ou
émotionnel. Le costume n'est rien de plus que le
second terme d'un rapport qui doit à tout
instant joindre le sens de l'œuvre à son
extériorité. Donc, tout ce qui, dans le costume,
brouille la clarté de ce rapport, contredit,
obscurcit ou falsifie le gestus social du
spectacle, est mauvais ; tout ce qui, au
contraire, dans les formes, les couleurs, les
substances et leur agencement, aide à la lecture
de ce gestus, tout cela est bon.
Eh bien,
comme dans toute morale, commençons par les
règles négatives, voyons d'abord ce qu'un
costume de théâtre ne doit pas être (à
condition, bien entendu, d'avoir admis les
prémisses de notre morale).
D'une manière
générale, le costume de théâtre ne doit être à
aucun prix un alibi, c'est-à-dire un
ailleurs ou une justification : le costume
ne doit pas constituer un lieu visuel brillant
et dense vers lequel l'attention s'évaderait,
fuyant la réalité essentielle du spectacle, ce
que l'on pourrait appeler sa responsabilité ; et
puis le costume ne doit pas être non plus une
sorte d'excuse, d'élément de compensation dont
la réussite rachèterait par exemple le silence
ou l'indigence de l'œuvre. Le costume doit
toujours garder sa valeur de pure fonction, il
ne doit ni étouffer ni gonfler la pièce, il doit
se garder de substituer à la signification de
l'acte théâtral, des valeurs indépendantes.
C'est donc lorsque le costume devient une fin en
soi, qu'il commence à devenir condamnable. Le
costume doit à la pièce un certain nombre de
prestations : si l'un de ces services est
exagérément développé, si le serviteur devient
plus important que le maître, alors le costume
est malade, il souffre d'hypertrophie.
Les maladies,
les erreurs ou les alibis du costume de théâtre,
comme on voudra, j'en vois pour ma part trois,
fort communs dans notre art.
La maladie de
base, c'est l'hypertrophie de la fonction
historique, ce que nous appellerons le vérisme
archéologique. Il faut se rappeler qu'il y a
deux sortes d'histoire : une histoire
intelligente qui retrouve les tensions
profondes, les conflits spécifiques du passé ;
et une histoire superficielle qui reconstitue
mécaniquement certains détails anecdotiques ; le
costume de théâtre a été longtemps un champ de
prédilection pour l'exercice de cette
histoire-là ; on sait les ravages épidémiques du
mal vériste dans l'art bourgeois : le costume,
conçu comme une addition de détails vrais,
absorbe, puis atomise toute l'attention du
spectateur, qui se disperse loin du spectacle,
dans la région des infiniment-petits. Le bon
costume, même historique, est au contraire un
fait visuel global ; il y a une certaine échelle
de vérité, au-dessous de laquelle il ne faut pas
descendre, faute de quoi on la détruit. Le
costume vériste, tel qu'on peut encore le voir
dans certains spectacles d'opéra ou
d'opéra-comique, atteint au comble de
l'absurde : la vérité de l'ensemble est effacée
par l'exactitude de la partie, l'acteur
disparaît sous le scrupule de ses boutons, de
ses plis et de ses faux cheveux. Le costume
vériste produit immanquablement l'effet
suivant : on voit bien que c'est vrai, et
pourtant on n'y croit pas.
Dans les
spectacles récents, je donnerai comme exemple
d'une bonne victoire sur le vérisme, les
costumes du Prince de Hombourg de
Gischia. Le gestus social de la pièce
repose sur une certaine conception de la
militarité et c'est à cette donnée
argumentative que Gischia a soumis ses
costumes : tous leurs attributs ont été chargés
de soutenir une sémantique du soldat beaucoup
plus qu'une sémantique du XVIIè
siècle : les formes, nettes, les couleurs, à la
fois sévères et franches, les substances
surtout, élément bien plus important que le
reste (ici, la sensation du cuir et du drap),
toute la surface optique du spectacle, a pris en
charge l'argument de l'œuvre. De même, dans la
Mutter Courage du Berliner Ensemble, ce
n'est nullement l'histoire-date qui a commandé
la vérité des costumes : c'est la notion de
guerre et de guerre voyageuse, interminable, qui
s'est trouvée soutenue, sans cesse explicitée
non par la véracité archéologique de telle forme
ou de tel objet, mais par le gris plâtré,
l'usure des étoffes, la pauvreté, dense,
obstinée, des osiers, des filins et des bois.
C'est
d'ailleurs toujours par les substances (et non
par les formes ou les couleurs), que l'on est
finalement assuré de retrouver l'histoire la
plus profonde. Un bon costumier doit savoir
donner au public le sens tactile de ce qu'il
voit pourtant de loin. Je n'attends pour ma part
jamais rien de bon d'un artiste qui raffine sur
les formes et les couleurs sans me proposer un
choix vraiment réfléchi mes matières employées :
car c'est dans la pâte même des objets (et non
dans leur représentation plane), que se trouve
la véritable histoire des hommes.
Une deuxième
maladie, fréquente aussi, c'est la maladie
esthétique : l'hypertrophie d'une beauté
formelle sans rapport avec la pièce.
Naturellement, il serait insensé de négliger
dans le costume les valeurs proprement
plastiques : le goût, le bonheur, l'équilibre,
l'absence de vulgarité, la recherche de
l'originalité même. Mais trop souvent, ces
valeurs nécessaires deviennent une fin en soi,
et de nouveau, l'attention du spectateur est
distraite loin du théâtre, artificiellement
concentrée sur une fonction parasite : on peut
avoir alors un admirable théâtre esthète, on n'a
plus tout à fait un théâtre humain. Avec un
certain excès de puritanisme, je dirai presque
que je considère comme un signe inquiétant le
fait d'applaudir des costumes (c'est très
fréquent à Paris). Le rideau se lève, l'œil est
conquis, on applaudit ; mais que sait-on alors,
à la vérité, sinon que ce rouge est beau ou ce
drapé astucieux ? Sait-on si cette splendeur,
ces raffinements, ces trouvailles vont
s'accorder à la pièce, la servir, concourir à
exprimer sa signification ?
Le type même
de cette déviation, est l'esthétique Bérard,
employée aujourd'hui à tort et à travers.
Soutenu par le snobisme et la mondanité, le goût
esthétique du costume suppose l'indépendance
condamnable de chacun des éléments du
spectacle : applaudir les costumes à l'intérieur
même de la fête, c'est accentuer le divorce des
créateurs, c'est réduire l'œuvre à une
conjonction aveugle de performances. Le costume
n'a pas pour charge de séduire l'œil, mais de le
convaincre.
Le costumier
doit donc éviter à la fois d'être peintre et
d'être couturier ; il se méfiera des valeurs
planes de la peinture, il évitera les rapports
d'espaces, propres à cet art, parce que
précisément la définition même de la peinture,
c'est que ces rapports sont nécessaires et
suffisants ; leur richesse, leur densité, la
tension même de leur existence dépasserait de
beaucoup la fonction argumentative du costume ;
et si le costumier est peintre de métier, il
doit oublier sa condition au moment où il
devient créateur de costumes ; c'est peu de dire
qu'il doit soumettre son art à la pièce : il
doit le détruire, oublier l'espace pictural et
réinventer à neuf l'espace laineux ou soyeux des
corps humains. Il doit aussi s'abstenir du style
"grand couturier", qui règne aujourd'hui dans
les théâtres vulgaires. Le chic du
costume, la désinvolture apprêtée d'un drapé
antique que l'on dirait tout droit sorti de chez
Dior, la façon-mode d'une crinoline sont des
alibis néfastes qui brouillent la clarté de
l'argument, font du costume une forme éternelle
et "éternellement jeune", débarrassée des
vulgaires contingences de l'histoire et, on le
devine, ceci est contraire à la règle que nous
avons posée au début.
Il y a
d'ailleurs un trait moderne qui résume cette
hypertrophie de l'esthétique : c'est le
fétichisme de la maquette (expositions,
reproductions). La maquette d'ordinaire
n'apprend rien sur le costume, parce qu'il lui
manque l'expérience essentielle, celle de la
matière. Voir sur scène des costumes-maquettes,
ce ne peut être un bon signe. Je ne dis pas que
la maquette ne soit pas nécessaire ; mais c'est
une opération toute préparatoire qui ne devrait
regarder que le costumier et la couturière ; la
maquette devrait être entièrement détruite sur
la scène, sauf pour quelques très rares
spectacles où l'art de la fresque doit être
volontairement recherché. La maquette devrait
rester un instrument et non devenir un style.
Enfin, la
troisième maladie du costume de théâtre, c'est
l'argent, l'hypertrophie de la somptuosité, ou
tout au moins de son apparence. C'est une
maladie très fréquente dans notre société, où le
théâtre est toujours l'objet d'un contrat entre
le spectateur qui donne son argent, et le
directeur qui doit lui rendre cet argent sous la
forme la plus visible possible ; or il est bien
évident qu'à ce compte-là, la somptuosité
illusoire des costumes constitue une restitution
spectaculaire et rassure ; vulgairement, le
costume est plus payant que l'émotion ou
l'intellection, toujours incertaines, et sans
rapports manifestes avec leur état de
marchandise. Aussi dès qu'un théâtre se
vulgarise, le voit-on renchérir de plus en plus
sur le luxe de ses costumes, visités pour
eux-mêmes et qui deviennent bien vite
l'attraction décisive du spectacle (Les Indes
Galantes à l'Opéra, Les Amants
Magnifiques à la Comédie-Française). Où est
le théâtre dans tout cela ? Nulle part, bien
entendu : le cancer horrible de la richesse l'a
complètement dévoré.
Par un
mécanisme assez diabolique, le costume luxueux
ajoute d'ailleurs le mensonge à la bassesse : le
temps n'est plus (sous Shakespeare par exemple),
où les acteurs portaient des costumes riches
mais authentiques, venus des garde-robes
seigneuriales ; aujourd'hui la richesse coûte
trop cher, on se contente du simili,
c'est-à-dire du mensonge. Ainsi ce n'est même
pas le luxe, c'est le toc qui se trouve
hypertrophié. Sombart a indiqué l'origine
bourgeoise du simili ; il est certain que chez
nous, ce sont surtout des théâtres
petit-bourgeois (Folies-Bergère,
Comédie-Française, Théâtres lyriques) qui en
font la plus grande débauche. Ceci suppose un
état infantile du spectateur auquel on dénie à
la fois tout esprit critique et toute
imagination créatrice. Naturellement, on ne peut
complètement bannir le simili de nos costumes de
théâtre ; mais si l'on y a recours, on devrait
au moins toujours le signer, refuser
d'accréditer le mensonge : au théâtre, rien ne
doit être caché. Ceci découle d'une règle morale
très simple, qui a toujours produit, je crois,
le grand théâtre : il faut faire confiance au
spectateur, lui remettre résolument le pouvoir
de créer lui-même la richesse, de transformer la
rayonne en soie et le mensonge en illusion.
Et
maintenant, demandons-nous ce que doit être un
bon costume de théâtre ; et puisque nous lui
avons reconnu une nature fonctionnelle, essayons
de définir le genre de prestations auxquelles il
est tenu. J'en vois pour ma part, au moins deux,
essentielles.
D'abord,
le costume doit être un argument. Cette
fonction intellectuelle du costume de théâtre
est le plus souvent aujourd'hui ensevelie sous
des fonctions parasites, que nous venons de
passer en revue (vérisme, esthétique, argent).
Pourtant, dans toutes les grandes époques de
théâtre, le costume a eu une forte valeur
sémantique ; il ne se donnait pas seulement à
voir, il se donnait aussi à lire, communiquait
des idées, des connaissances ou des sentiments.
La cellule
intellective, ou cognitive du costume de
théâtre, son élément de base, c'est le signe.
Nous avons, dans un récit des Mille et Une
Nuits, un magnifique exemple de signe
vestimentaire : on nous y apprend que chaque
fois qu'il était en colère le Calife Haroum Al
Rachid revêtait une robe rouge. Eh bien le rouge
du Calife est un signe, le signe
spectaculaire de sa colère : il est chargé de
transmettre visuellement aux sujets du Calife
une donnée d'ordre cognitif : l'état d'esprit du
souverain et toutes les conséquences qu'il
implique.
Les théâtres
forts, populaires, civiques, ont toujours
utilisé un code vestimentaire précis, ils ont
largement pratiqué ce que l'on pourrait appeler
une politique du signe : je rappellerai
seulement que chez les Grecs, le masque et la
couleur des parements affichaient à l'avance la
condition sociale ou sentimentale du
personnage ; que sur le parvis médiéval et sur
la scène élisabéthaine, les couleurs des
costumes, dans certains cas, symboliques,
permettaient une lecture diacritique en quelque
sorte, de l'état des acteurs ; et qu'enfin dans
la Commedia dell'arte, chaque type psychologique
possédait en propre son vêtement conventionnel.
C'est le romantisme bourgeois qui, en diminuant
sa confiance dans le pouvoir intellectif du
public, a dissous le signe dans une sorte de
vérité archéologique du costume : le signe s'est
dégradé en détail, on s'est mis à donner des
costumes véridiques et non plus signifiants :
cette débauche d'imitation a atteint son point
culminant dans le baroque 1900, véritable
pandémonium du costume de théâtre.
Puisque nous
avons tout à l'heure esquissé une pathologie du
costume, il nous faut signaler quelques-unes des
maladies qui risquent d'affecter le signe
vestimentaire. Ce sont en quelque sorte des
maladies de nutrition : le signe est malade
chaque fois qu'il est mal, trop ou trop peu
nourri de signification. Je citerai parmi les
maladies les plus communes : l'indigence du
signe (héroïnes wagnériennes en chemise de
nuit), sa littéralité (Bacchantes signalées par
des grappes de raisin), la surindication (les
plumes de Chantecler juxtaposées une à une ;
total pour la pièce : quelques centaines de
kilos) ; l'inadéquation (costumes "historiques",
s'appliquant indifféremment à des époques
vagues) et enfin la multiplication et le
déséquilibre interne des signes (par exemple,
les costumes des Folies-Bergère, remarquables
par l'audace et la clarté de leur stylisation
historique, sont compliqués, brouillés de signes
accessoires, comme ceux de la fantaisie ou de la
somptuosité : tous les signes y sont mis sur le
même plan).
Peut-on
définir une santé du signe ? Il faut ici
prendre garde au formalisme : le signe est
réussi quand il est fonctionnel ; on ne peut en
donner une définition abstraite ; tout dépend du
contenu réel du spectacle ; ici encore, la santé
est surtout une absence de maladie ; le costume
est sain quand il laisse l'œuvre libre de
transmettre sa signification profonde, quand il
ne l'encombre pas et permet en quelque sorte à
l'acteur de vaquer sans poids parasite à ses
tâches essentielles. Ce que l'on peut du moins
dire, c'est qu'on bon code vestimentaire,
serviteur efficace du gestus de la pièce,
exclut le naturalisme. Brecht l'a
remarquablement expliqué à propos des costumes
de La Mère:
scéniquement on ne signifie pas
(signifier : signaler et imposer) l'usure d'un
vêtement, en mettant sur scène un vêtement
réellement usé. Pour se manifester, l'usure doit
être majorée (c'est la définition même de
ce qu'au cinéma on appelle la photogénie),
pourvue d'une sorte de dimension épique : le bon
signe doit toujours être le fruit d'un choix et
d'une accentuation ; Brecht a donné le détail
des opérations nécessaires à la construction du
signe de l'usure : l'intelligence, la
minutie, la patience en sont remarquables
(traitement du costume au chlore, brûlage de la
teinture, grattage au rasoir, maculation par des
cires, des laques, des acides gras, trous,
raccommodages) ; dans nos théâtres, hypnotisés
par la finalité esthétique des vêtements, on est
encore fort loin de soumettre radicalement le
signe vestimentaire à des traitements aussi
minutieux, et surtout aussi "réfléchis" (on sait
qu'en France, l'art est suspect, s'il pense) ;
on ne voit pas Léonor Fini portant la lampe à
souder dans l'un de ces beaux rouges qui font
rêver le Tout-Paris.
Autre
fonction positive du vêtement : il doit être
une humanité, il doit privilégier la stature
humaine de l'acteur, rendre sa corporéité
sensible, nette et si possible déchirante. Le
costume doit servir les proportions humaines et
en quelque sorte sculpter l'acteur, faire sa
silhouette naturelle, laisser imaginer que la
forme du vêtement, si excentrique soit-elle par
rapport à nous, est parfaitement
consubstantielle à sa chair, à sa vie
quotidienne ; nous ne devons jamais sentir le
corps humain bafoué par le déguisement.
Cette
humanité du costume, elle est largement
tributaire de son entour, du milieu substantiel
dans lequel se déplace l'acteur. L'accord
réfléchi entre le costume et son fond est
peut-être la première loi du théâtre : nous
savons bien, par l'exemple de certaines mises en
scène d'opéra, que le fouillis des décors
peints, le va-et-vient incessant et inutile des
choristes bariolés, toutes ces surfaces
excessivement chargées, font de l'homme une
silhouette grotesque, sans émotion et sans
clarté. Or le théâtre exige ouvertement de ses
acteurs une certaine exemplarité corporelle ;
quelque morale qu'on lui prête, le théâtre est
en un sens une fête du corps humain et il faut
que le costume et le fond respectent ce corps,
en expérimentent toute la qualité humaine. Plus
la liaison entre le costume et son entour est
organique, mieux le costume est justifié. C'est
un test infaillible que de mettre en rapport un
costume avec des substances naturelles
comme la pierre, la nuit, le feuillage : si le
costume détient quelqu'un des vices que nous
avons indiqués, on voit tout de suite qu'il
souille le paysage, y apparaît mesquin, flappi,
ridicule (c'était le cas, au cinéma, des
costumes de Si Versailles m'était conté,
dont l'artifice borné contrariait les pierres et
les horizons du château) ; inversement, si le
costume est sain, le plein air doit pouvoir
l'assimiler, l'exalter même.
Un autre
accord difficile à obtenir et pourtant
indispensable, c'est celui du costume et du
visage. Sur ce point, combien d'anachronismes
morphologiques ! combien de visages tout
modernes posés naïvement sur de fausses fraises
ou de faux drapés ! On sait que c'est là l'un
des problèmes les plus aigus du film historique
(sénateurs romains à la tête de shérifs, à quoi
il faut opposer la Jeanne d'Arc de
Dreyer). Au théâtre, c'est le même problème : le
costume doit savoir absorber le visage,
on doit sentir qu'invisible mais nécessaire, un
même épithélium historique les couvre tous deux.
En somme, le
bon costume de théâtre doit être assez matériel
pour signifier et assez transparent pour ne pas
constituer ses signes en parasites. Le costume
est une écriture et il en a l'ambiguïté :
l'écriture est un instrument au service d'un
propos qui la dépasse ; mais si l'écriture est
ou trop pauvre ou trop riche, ou trop belle ou
trop laide, elle ne permet plus la lecture et
faillit à sa fonction. Le costume aussi doit
trouver cette sorte d'équilibre rare qui lui
permet d'aider à la lecture de l'acte théâtral
sans l'encombrer d'aucune valeur parasite : il
lui faut renoncer à tout égoïsme et à tout excès
de bonnes intentions ; il lui faut passer en soi
inaperçu mais il lui faut aussi exister : les
acteurs ne peuvent tout de même pas aller nus !
Il lui faut à la fois être matériel et
transparent : on doit le voir mais non le
regarder. Ceci n'est peut-être qu'une apparence
de paradoxe : l'exemple tout récent de Brecht
nous invite à comprendre que c'est dans
l'accentuation même de sa matérialité que le
costume de théâtre a le plus de chance
d'atteindre sa nécessaire soumission aux fins
critiques du spectacle.
Roland
Barthes
1955, Théâtre
populaire
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